Article de Marie Cosnay publié dans le Blog de Médiapart CHRONIQUES
Le parlement catalan légifère pour que les familles pauvres aient accès à la lumière, à l’eau et au gaz gratuitement, le Tribunal Constitutionnel espagnol invalide. Le parlement catalan crée une taxe pour chaque appartement vide, les recettes iraient au loyer social, le Tribunal Constitutionnel invalide. Le parlement catalan adopte des politiques d’égalité entre les hommes et les femmes. Idem.
Huit membres du gouvernement catalan incarcérés.
Un mandat d’arrêt international contre Puigdemont.
Personne ne nie, indépendantistes ou pas, que ces prisonniers sont politiques et personne ne pense que l’Espagne, dirigée par un Parti Populaire extrêmement corrompu et représenté au parlement catalan avec à peine un peu plus de 8% de voix, se comporte en État démocratique.
Celles et ceux qui aspirent, ici, depuis longtemps à d’autres manières de vivre, d’autres manières de consommer et d’être en relation, peuples à peuples, peuples à forêts et à ressources, comprennent que l’indépendantisme représenté par les 62 députés d’Ensemble pour le oui et l’engagement de 2 millions de personnes qui ont voté le 1er octobre donnent une chance à une société nouvelle, plus juste, celle que nous désespérons de voir advenir en Europe, par les temps qui courent.
Quand on désire une société plus juste, d’économie solidaire, on est joyeux de la voir avancer en Catalogne.
Je m’adresse à toi, ami souvent parisien, qui il y a deux ans a rêvé de voir Tsipras respecter les Grecs et désobéir aux ordres de la Troïka, tu parlais de coup d’État. Aujourd’hui tu es inquiet : l’indépendantisme catalan, tu ne le comprends pas.
Tu comprends peut-être le référendum et l’indépendantisme kanaks, d’ailleurs. Peut-être aussi, tu comprends pour les Kurdes. Mais tout près, comme ça, il y a un aveuglement. Peut-être tu as cette idée (que tu garderas ?) que l’Espagne est une démocratie – ni meilleure ni pire que les autres démocraties d’Europe. Qu’elle est en tout cas un cadre, à partir duquel lutter.
Je crois que tu ne dis plus tellement nationalisme, nationalisme avait le tort d’appartenir au champ sémantique de la fermeture et de la frontière. Tu as compris que ta crispation était erronée. Que les mots doivent toujours être contextualisés. Tu as compris, bien obligé, qu’en termes de frontières, hélas, l’Europe n’a besoin de personne, que la Méditerranée et les hotspots lui en tiennent lieu, comme ses nombreux murs forteresses.
En février 2017, 160.000 personnes défilaient à Barcelone pour exiger que la Catalogne et l’Espagne accueillent davantage de réfugiés.
D’ailleurs, peut-être, une bataille a été gagnée, médiatique celle-là : les indépendantistes ont remplacé, dans la presse, les nationalistes.
Avoir un lieu, un terrain, des aïeux, des dieux lares, un foyer, des amis, des habitudes, des chants, des légendes, une langue, aspirer à ne pas s’exiler, aspirer à vivre et travailler au pays est tout aussi légitime et nécessaire qu’est légitime et nécessaire (et légal, voir la déclaration universelle des droits de l’homme) de circuler quand il le faut, de remuer ciel, terre et mer, mer surtout, de prendre le risque de vivre à tout prix quand là où on ne peut plus bouger ni respirer, c’est mort.
Être légèrement étranger à soi-même, de façon à toujours s’étonner, à chercher, à n’être pas si sûr, c’est possible sur la route, ou c’est possible chez soi, quand on accueille celles et ceux qui ont fait la route.
Tout le monde n’a pas un petit monde auquel il est attaché, une communauté, des savoir-faire et une langue maternelle qui n’est pas celle de l’école.
Tout le monde ne vit pas entre deux cultures, une culture de la maison et une autre qui domine.
Tout le monde n’a pas ça.
Ce n’est pas un problème.
Les non- indépendantistes disent qu’ils n’ont pas besoin d’institutions singulières protégeant leur monde et leur foyer car leur monde et leur foyer vont bien où qu’ils soient, leur monde et leur foyer ne sont pas si singuliers, ne sont pas si empêchés.
On comprend.
Mais peuvent-ils comprendre, ou simplement constater, sans se prononcer, qu’une bonne moitié de la population catalane sente autrement ?
Et si cette bonne moitié grossit, ce qu’elle fait, c’est bien sûr parce qu’il est de plus en plus impossible de dépendre de Madrid, mais c’est aussi parce que ce sentiment qu’on définit, l’attachement, n’est pas un sentiment accroché au passé et aux racines, c’est un sentiment en construction, c’est un désir, c’est un sentiment en mouvement, c’est un mouvement, c’est le mouvement et c’est la solidarité, c’est « la tendresse des peuples », comme le disait un slogan d’avant le référendum.
Ce mouvement construit, à force de travail, de réunions participatives, est l’ébauche d’un monde que toi, ami, souvent parisien, tu désires aussi.
A titre d’exemples : le parlement catalan légifère pour que les familles pauvres aient accès à la lumière, à l’eau et au gaz gratuitement et le Tribunal Constitutionnel espagnol invalide. La parlement catalan crée une taxe pour chaque appartement vide, les recettes iraient au loyer social, le Tribunal Constitutionnel invalide. La parlement catalan adopte des politiques d’égalité entre les hommes et les femmes. Invalidation. L’oligarchie catalane et les banques ont compris leurs intérêts : contrairement à ce que tu entendras, les riches ne soutiennent pas l’indépendance.
Qu’est ce qu’on fait ? Avec sentiments nationalistes, indépendantistes, ou sans ? On ne désire pas une société moins injuste, capable de prendre soin et d’accueillir le voisin, l’andalou, le jeune garçon qui quitte Mamou parce qu’il ne se sent aucun espoir mais est plein d’énergie ?
La république catalane est née, elle est réprimée violemment, et on ne la soutient pas ? On rêvait de voir Tsipras résister.
Bien sûr il y a les craintes.
Bien sûr, les violences possibles.
Le PSU, au début de la guerre d’Algérie avait peur que l’indépendance clive la population. Il était contre la torture française, pas pour l’indépendance.
La population, oui, risque d’être clivée. Mais si ton projet social, le tien, loin du sentiment d’attachement, c’est à dire ton projet de gauche non indépendantiste voit le jour, si tu partages les richesses et le travail, tu es prêt alors à la voir se cliver, la population. D’ailleurs, n’est-ce pas ce qu’elle fait en Europe ? Marine Le Pen était au deuxième tour des élections en France et les projets enthousiastes, posant la question des relations (aux autres, à la nature, au travail) ont été drôlement peu audibles.
Notre impasse, écrit Ghanam Hage dans Le loup et le musulman, est due (…) au fait que nous sommes incapables de penser à des solutions ou pire, de poser des questions à l’extérieur du cadre (…)»
La Catalogne, ami souvent parisien, pose les questions hors du cadre.
Laisse la Catalogne t’aider à poser les questions.
Tu es prêt à vivre autrement, alors regarde bien, c’est en route.