Tribune de Carles Puigdemont, Toni Comin, Clara Ponsati et Lluis Puig et des prisonniers politiques catalans parue dans La Vanguardia le lundi 17 août 2020 (traduction de Marie et Anne)
Le Tribunal Suprême n’est pas l’autorité judiciaire compétente pour traiter l’action en justice contre nous, leaders indépendantistes, qui avons organisé le référendum d’autodétermination en octobre 2017, action qui a entraîné des peines cumulant à présent cent ans de prison. Ceci n’est pas une opinion, ce n’est plus non plus une hypothèse d’une des parties dans le conflit. C’est la décision de la justice belge, quand elle a pu se prononcer sur le cas du ministre catalan de la culture exilé, Lluis Puig. La juridiction belge, tout comme l’allemande ou écossaise, est une juridiction dans laquelle les intérêts politiques et les stratégies de l’Etat espagnol visant à décapiter, liquider ou criminaliser l’indépendantisme n’ont pas de prise.
C’est une des raisons qui nous a décidés à partir en exil, afin de pouvoir défendre nos droits et les droits des catalans depuis une juridiction donnant des garanties d’impartialité, d’indépendance, et par là même de justice que nous savions ne pas pouvoir trouver en Espagne. Toutes les preuves accumulées à ce jour nous confirment que, d’une part, nous aurions en Europe la possibilité de défendre nos droits et ceux des catalans, et d’autre part que ceci aurait été impossible en Espagne.
Il est probable que cette décision belge ait pris par surprise nombre d’entre vous. Nous comprenons les raisons pour lesquelles une partie de la société espagnole voit avec stupéfaction les revers judiciaires qui s’accumulent en dehors de leur Etat, et qu’elle ne trouve pas d’explication. Ils avaient reçu la promesse électorale de notre extradition certaine.
Depuis le début de la répression, un refrain qui traverse les décennies et les régimes politiques s’est amplifié jusqu’à son paroxysme, un refrain qui a pour objectif fondamental de maintenir une narration hégémonique à la conquête de l’imaginaire collectif espagnol. Tout est bon pour empêcher le moindre risque résiduel d’empathie que toute société décente développerait envers les victimes d’abus terriblement flagrants, ce qui se serait traduit par une pression insoutenable à l’heure de maintenir la stratégie de la négation et de la stigmatisation du mouvement indépendantiste.
Quiconque souhaitant se pencher avec rigueur sur le travail que nous étions en train de faire saurait qu’il n’y avait ni de place pour les surprises ni pour la fuite devant les responsabilités. La force narrative de l’Etat est immense, et elle est arrivée à mettre dans l’imaginaire espagnol une suite de mensonges qui se sont pérennisés.
Nous savions que jamais nous ne pourrions renverser cette tendance à court terme parce que nous n’avions ni outils ni haut-parleurs pour y arriver. Mais en revanche, nous savions que cette bataille était de celles qui peuvent se gagner à moyen ou long terme. Les mensonges ont de petites jambes. Et aujourd’hui, surtout depuis la grotesque disparition de la scène du roi Juan-Carlos I, les masques commencent à tomber.
Nous nous étions exprimés devant la presse peu après notre arrivée à Bruxelles. Nous avions, au bout seulement de quelques jours, transmis à la justice belge nos domiciliations et notre volonté de comparaître. Nous nous sommes pliés à toutes les conditions qui nous ont été imposées, et chaque fois que l’Etat espagnol a émis une demande d’extradition européenne, nous n’avons pas cherché un pays sans traité d’extradition. Ce n’est pas non plus vrai que nous avons fui la justice espagnole, puisque chaque fois que nous avons été confrontés à un ordre d’extradition, nous avons non seulement comparu, suivant l’ordre de la justice espagnole, mais nous avons aussi proposé de faire nos dépositions par vidéoconférence… ce qui n’a pas été accepté.
————— Nous sommes partis en exil afin de pouvoir démonter la farce judiciaire construite pour liquider un mouvement légitime, démocratique et pacifique. –———————-
L’Etat aurait dû profiter de l’avis du groupe de travail contre les détentions arbitraires du Comité des Droits de l’Homme de l’ONU. Il avait en main une magnifique opportunité de corriger la dérive qui avait été initiée quand le procureur avait déposé son infâme plaidoyer d’accusation intitulé Mas dura sera la caida [Plus dure sera la chute!]. L’Etat espagnol aurait pu faire comme font les démocraties libérales ou comme vient de le faire la justice belge : reconnaitre l’autorité du Comité des Droits de l’Homme de l’ONU et agir en conséquence.
Ils ont préféré continuer aveuglés par la vengeance et le châtiment exemplaire. Ils ont fait fi de tous les conseils qui leur étaient adressés et ont ratifié la version judiciaire du A por ellos [Achevez-les/Allez les chercher jusque dans les Chiottes], ce mot d’ordre honteux qui s’est installé dans les différentes strates de pouvoir de l’Etat et sous couvert duquel tout abus est permis.
Le temps est venu de cueillir les fruits que nous avons semé tout au long de ces presque 3 ans, au cours desquels on nous insultait et dénigrait jusque dans notre condition d’être humain. Notre objectif est resté intact, nous n’avons pas plié. Nous sommes partis en exil pour préserver le Gouvernement légitime, pour préserver le mandat des élections du premier Octobre, pour défendre les droits collectifs et pour nous défendre contre la persécution, depuis l’unique lieu où nous pouvions le faire avec garantie, et pour démonter la farce judiciaire construite dans le but unique de liquider un mouvement légitime, avec un large support démocratique, pacifique, interclasse, pro-européen.
Des droits fondamentaux ont été enfreints depuis le début de l’action judiciaire, en toute conscience. Ceci ne peut se terminer que d’une seule façon, et ils le savent. C’est pour cela qu’ils feraient bien d’entendre que le verdict qui a été promulgué envers le ministre Lluis Puig est le prélude d’un effet domino qui ne pourra être évité que s’ils sortent de la façon la plus rapide et la plus claire le conflit entre la Catalogne et l’Espagne de la voie judiciaire, et qu’ils le repositionnent sur le terrain politique.